LE POUVOIR SEIGNEURIAL À TOUDON, AU BROC ET À GILETTE ENTRE LE XIIIe ET LE XVe SIÈCLE
Histoire
Le régime féodal, conséquence du démembrement de la puissance publique des Carolingiens, repose sur la seigneurie foncière et la seigneurie banale. La seigneurie foncière est constituée par un ensemble de terres, comprenant une réserve en exploitation directe et des tenures concédées à des paysans moyennant le paiement de redevances fixes et en parts de récoltes. Le seigneur bénéficie aussi de services ou corvées pour l’entretien de son domaine. La seigneurie banale ou politique recouvre les droits par lesquels le seigneur exerce l’autorité.
Aux XIe et XIIe siècle l’affaiblissement du pouvoir comtal et les luttes féodales ont permis l’émergence d’un pouvoir local qui s’accapare la fonction de réglementation dans l’organisation des activités agraires et la fonction judiciaire qui en sanctionne les infractions. C’est ainsi que le seigneur impose des usages qui lui ouvrent des monopoles en particulier l’obligation d’utiliser ses propres équipements, moulins, fours, pressoirs. A partir du XIIIe siècle par le jeu de l’extension de l’autorité comtale, et de l’octroi de franchises et de privilèges pour satisfaire des besoins immédiats d’argent, la seigneurie politique est amoindrie.
Des villages restent néanmoins durablement sous la lourde tutelle de certains seigneurs comme Toudon à la fin du XIIIe siècle. La sentence arbitrale entre les frères Raimond et Guigue de Saint-Paul, seigneurs de Toudon et les habitants consignée par le notaire Raymond Fulconis (1) est la parfaite illustration de la dépendance personnelle des paysans à l’égard des seigneurs qui ne cèdent pratiquement rien de leurs prérogatives. Le document en fournit précisément le détail avec ses 41 articles qui récapitulent les droits détenus au titre de la seigneurie foncière sur les personnes et les biens et au titre de la seigneurie banale en matière politique et économique.
Le serment d’hommage et de fidélité au seigneur est assorti d’une obligation absolue de résidence dans le territoire de Toudon sous peine de la perte de ses biens (homines dicti castri tam presentes quam futuri teneant et debeant perpetuo stare et suum larem proprium tenere facere et fovere in dicto castro sub dominio interdictione permicione correctione obedientia et segnoria dictorum dominorum). Cet asservissement à la terre du seigneur s’accompagne de services dont le tenancier est tenu à toute réquisition : journées de travail consacrées aux moulins et foulons du seigneur qu’il s’agisse de fournir des matériaux ou de procéder à des réparations, obligation de garde du château transformée en imposition par le versement d’un setier de bon froment ou même garde et veille effective au château de jour comme de nuit en période de tensions ou de guerre, participation à la sauvegarde des biens et des intérêts du seigneur.
En définitive, même si en pratique l’application ne correspond plus à une forte sujétion, elle représente un service civil et militaire au seul profit du seigneur qui peut en certaines circonstances porter préjudice à l’activité des paysans accaparés par l’exploitation de leur tenure.
A partir du XIIe siècle les corvées ont souvent été rachetées par les communautés villageoises, le seigneur pouvant trouver lui-même un intérêt à remplacer un service aléatoire par une redevance en argent ou en nature.
La garde ordinaire du château en fournit ici l’exemple (homines tam presentes quam futuri et ipsorum quilibet qui specialiter tenerentur facere gacham in fortelicio dictorum dominorum teneantur et debeant singulis annis reddere servire et solvere dictis dominis et eorum successorum pro assensuamento dicte gache unum civaderium annone pulchre et receptibile).
Les tenures dont disposent les habitants de Toudon sont soumises à une tutelle étroite du seigneur qui se garantit la permanence des revenus en imposant le maintien des biens dans son domaine et sous sa juridiction ce qui a notamment pour conséquence d’interdire le transfert à des personnes ou à des institutions exemptes de contributions (non possint nec debeant ullo temporte quoquomodo eorum jura et bona immobilia nec aliquid ipsorum jurium et bonorum alienare nec transfere nec etiam ipsa jura possunt quoquomodo transferri in clericos absolutos ecclesias religiones universitates collegia et pia loca).
Aucune modification ne peut être apportée au bien (regroupement ou changements des limites par exemple) sans accord du seigneur ; il est interdit de changer la destination d’un bâtiment d’habitation, une vente ne devient effective qu’après paiement du trézain au seigneur et on ne peut se porter acquéreur d’un bien si l’on ne réside pas sur le territoire de Toudon. Toute infraction conduit à la déchéance des droits et des biens au profit du seigneur. En cas de succession vacante sans testament le seigneur hérite de tous les biens immobiliers et il n’abandonne qu’un quart des biens mobiliers au profit des pauvres et pour la célébration de messes. (Si aliquem hominum dicti castri tam presentium quam futurorum contingeret decedere abintestato, nulla persona relicta que nullo gradu consanguinitatis vel affinatis sit ei conjuncta domini dicti castri presentes et futuri ei succedant in totum et de bonis defuncti mobilibus debeant erogare pauperibus Christi et promissis celebrandis quartam partem bonorum suorum mobilium).
Le seigneur a par ailleurs un droit de préemption sur tous biens mobiliers ou immobiliers dans le territoire de Toudon. Pour les bien immobiliers vendus il dispose d’un an et un jour. Son droit de préemption concerne toutes les denrées et objets vendus, loués ou échangés. Il est plus particulièrement fait état des comestibles (poisson, perdrix, viande) et du fourrage pour le bétail dont le seigneur peut avoir besoin pour son usage personnel et celui de son exploitation, s’attribuant ainsi une priorité en cas de nécessité et de disette de certains produits. (Si quis hominum dicti castri presentium et futororum voluerit vendere in castro predicto et eius territorio et de codolis perdices carnes et alias res comestibiles nec non fenum et alias pasturas teneatur et debeat primo manifestare dictis dominis et suis qui si habere voluerint pre ceteris aliis personis possint perpetuo habere pro precio quo venderentur aliis). Il bénéficie des mêmes avantages pour la main d’œuvre rémunérée qui loue ses services.
Toudon en 1656
Le texte évoque deux modes de gestion des terres : l’un par bail emphytéotique, concession de longue durée assortie d’une obligation de maintien en état du bien jusqu’à sa restitution, l’autre en facherie, mode d’exploitation qui impose au colon le partage de la récolte par moitié avec le seigneur. En réalité la redevance qui est indiquée n’est que la portion d’un jour au moment du partage des céréales (quecumque persona tam presens quam futura faciens terras dictorum dominorum ad fachariam teneatur et debeat expectare predictos dominos vel ipsos qui pro eis recolligent eorum portionem per unam diem naturalem pro divisione bladi facienda).
Le dernier point concernant la propriété est la possibilité qu’a le seigneur d’expropriation pour cause d’intérêt général mais surtout personnel s’agissant de l’établissement de ses moulins et foulons qui certes bénéficieront à l’activité économique de la collectivité mais seront surtout à son propre profit. Il s’y ajoute la faculté de passer par n’importe quel lieu un chenal pour conduire l’eau à ses moulins et foulons où pour irriguer ses prés (predicti domini et sui perpetuo possint sine contradictione ducere aquam ad eorum molandina paratoria et prata per quascumque possessiones hominum dicti castri).
Les frères de Saint-Paul exercent à Toudon la plénitude des pouvoirs de basse justice et de police en infligeant des amendes jusqu’à dix sous aux hommes désobéissants sans avoir besoin de
recourir au juge. Non seulement en cas de litige avec le seigneur les habitants doivent se pourvoir devant le juge du seigneur (questio seu lis debeat agi coram judice dictorum dominorum et per
eum determinati et finiri sub pena amissionis cause) mais en cas d’appel c’est le seigneur qui désigne le juge (si ipsa universitas appellet teneantur perpetuo appellare ad dominos dicti castri
et ipsi domini teneantur eis assignare et deputare judicem ydoneum et non suspectum coram quo teneantur et debeant eorum prosequi appellationes). Le seigneur désigne les personnes chargées
de contrôler l’application de la réglementation : banniers, arbitres et campiers. Il les choisit parmi les hommes élus par l’assemblée qu’il convoque. Ces officiers exercent sous l’autorité du seigneur auquel ils prêtent serment (domini dicti castri et sui successores perpetuo possint compellere universitatem hominum eiusdem castri ut singulis annis in festo sancti Michaelli nominent quatuor homines eiusdem universitatis pro banneriis ex quibus quatuor hominibus domini dicti castri eligant duos homines quos voluerint pro banneriis et eos compellere possint ad succipiendum officium bannarie in quorum dominorum manibus teneantur et debeant facere et prestare solitum juramentum).
La puissance du seigneur trouve son aboutissement dans le domaine économique par l’organisation des activités agraires. Il impose des usages dont il est le premier bénéficiaire et qui lui offrent des monopoles. C’est l’obligation d’utiliser les moyens du seigneur avec la redevance afférente : foulage des céréales avec ses juments, mouture des grains à son moulin, cuisson du pain dans son four, apprêt des draps dans ses foulons. C‘est aussi l’exclusivité de vente pendant un mois de gabelle du vin de ses vignobles. Gibier, essaims d’abeille donnent lieu en cas de chasse ou de découverte à une ponction du seigneur : tête pour certains comme les ours et les sangliers, cuissot pour d’autres comme les cerfs, chamois ou les lynx (de quolibet apro taxo mureto et urso capto in territorio dicti castri de Todonis et de Codolis capientes teneantur et debeant dare capud cum pilo scissum ad spatulas de quibus spatulis aliquid appareat in dicto capite et de quolibet cervo ynulo caprio camossio lupa cervaria et aliis similibus bestis unam ancam scissam adiustar inutonis). Outre la réglementation des défens, le seigneur peut interdire ses vignes, jardins, prés et forêts dans lesquels il fixe le ban à sa guise. Les condamnations sont élevées, doublement du droit le plus souvent ou peine à la convenance du seigneur auxquels s’ajoutent de nombreux cas de saisie et de confiscation.
Un siècle plus tard dans un contexte où des communautés profitent des difficultés financières de la reine Jeanne pour obtenir des contreparties aux contributions en exonérations et franchises diverses, Le Broc offre un exemple significatif d’émancipation vis-à-vis du coseigneur Pierre Giraud. La transaction du 7 août 1370 (2) reprend les termes d’un compromis du 22 juillet 1330 conclu entre Raymond Chabaud et les habitants. Ceux-ci sont parvenus à faire reconnaître des libertés acquises tant par la coutume que par l’usage et qu’ils entendent faire respecter avant toute prestation d’hommage. (dicebant se aliquas pactiones habere cum dicto nobile Raymundo Chabaudi et libertates tam per consuetudinem quam per usum legitimum acquisitatum in dicto castro de Broco). Raymond Chabaud s’est engagé solennellement sur les évangiles à respecter ces privilèges (promittens dictus nobilis Raymundus Chabaudi per se et heredes suos et successores infrascriptis hominibus presentibus et stipulantibus atque recipientibus nominibus eorum propriis et hominibus antedictis et ad sancti dei evangelia corporaliter manu tacta jurans). Les droits reconnus aux habitants réduisent fortement le pouvoir seigneurial . Ils peuvent construire et posséder librement fours, pressoirs et moulins. Chacun peut sans entrave donner en service perpétuel des terres, vignes, maisons, jardins et autres biens immobiliers, pourvu qu’elle paie au seigneur le service accoutumé par les donateurs.
Droit sur la seigneurie 1459
Ils sont habilités à échanger des biens immobiliers sans avoir à payer les droits de trézain et de lods sur la mutation sauf en cas de plus value, le trézain ne portant que sur le surplus de la valeur. Ils peuvent résider en dehors du territoire du Broc s’ils le souhaitent tout en gardant leurs biens qui restent soumis aux services et aux tailles dus au seigneur au titre des biens mobiliers et immobiliers (ipsi homines possunt morari si vellent coniunctim vel separatim foras dictum castrum et territorium ubi eis placet facere alibi mansionem tenendo semper si volunt vel vult bona sua mobilia et immobilia in dicto castro et eius territorio reddendo semper dicto nobili et suis pro rebus quas tenebit ibi servitium consuetum et talhas debitas ut faceret alii sui homines dicti castri). Chacun fait librement usage de son four et de son moulin s’il en dispose pour cuire son pain et moudre ses grains sans être redevable des droits de fournage et de mouture. Le texte comporte même l’interdiction pour le seigneur d’introduire des troupeaux étrangers pour le pacage sur le territoire du Broc ou de donner des terres en pacage ou pour le labourage à des étrangers (nec debet idem nobilis vendere nec donare personis extraneis aliquid de dicto territorio nec ad pasquerium nec ad lenhayrandum). Celui qui le souhaite peut fouler les céréales avec ses propres juments ou autre bétail sans paiement de droits et lorsque un paysan aura attendu plus de deux jours les juments du seigneur il pourra faire appel à d’autres juments. Le seigneur ne peut les contraindre en matière de fidéjussion. Dans la division des biens paternels ou maternels et autres le seigneur ne peut prélever ni trézain ni lods. Chacun dispose à sa guise de ses biens en désignant l’héritier de son choix sans aucune condition. Les habitants élisent les campiers et les banniers. C’est la communauté et non le seigneur qui détermine les amendes et les taxes et institue les bans et depens aussi bien pour les troupeaux que pour ceux du seigneur (et possunt dicti homines constituere banna competencia cum aliis dicti castri et emendas talarum et illa banna et emendas diminuere vel augeri ut melius eis videbitur ordinandum et possunt dicti homines vertuntur cum aliis dicti castri ordinare et facere deffensa ut eis videbitur ordinandum tam pro averi dicti domini quam ipsorum hominum et possunt dicti homines servare et custodire de banno omnes personas quas vellent de possessionibus suis et quilibet ipsorum). Trois aspects essentiels apparaissent dans ce texte en matière de libertés acquises par la communauté aux dépens de seigneur. En premier lieu, la gestion du patrimoine personnel est pratiquement dégagé de toute sujétion : possibilité de libre résidence, de gérer, échanger, partager et tester sans contraintes. Par ailleurs, la communauté a repris au seigneur l’essentiel de son pouvoir économique par la liberté de disposer de four, pressoirs, moulin, de fouler les céréales, de contrôler la charge de pacage des troupeaux sur le territoire de la communauté. Enfin la faculté de gestion des intérêts communautaires est mise en évidence par la possibilité non seulement d’édicter la réglementation, les taxes et les amendes mais aussi d’en gérer l’application par le pouvoir de police rurale des campiers et banniers choisis par les chefs de famille de la
communauté.
Malgré tout l’évolution n’est pas générale. Des communautés restent longtemps confrontées à une forte résistance de seigneurs qui s’efforcent de préserver la rentabilité de leur domaine.
Le 22 février 1467 Geoffroy de Berre, seigneur de Gilette, assisté de Pierre Badat professeur de droit civil et de droit canon, juge de la cour de Gilette fait consigner en latin par le notaire Antoine Martin le règlement de police du territoire de Gilette (3) et le fait proclamer en langue locale sur tout le territoire afin que nul n’ignore la teneur par le prieur public Jean de Nice (illas sibi legentes atque vulgarizantes in lingua layca). Les articles sont au nombre de trentetrois. Les deux premiers touchent au respect de la religion par l’interdiction de blasphème à l’égard de Dieu et de la Vierge (nulla personna ipsius loci de Gileta cuiuscumque conditionis existat audeat seu praesumat blasfemare deum et gloriosam virginem Mariam eius matrem) ainsi qu’envers les apôtres et les autres saints. L’amende de 5 sous perçue par le seigneur est doublée lorsque l’injure est prononcée en sa présence ou devant ses officiers, baile ou lieutenants de baile. Le troisième interdit sur le territoire de Gilette les attelages qui dépassent les dimensions prescrites. L’amende est de dix sous.
Les indigènes comme les étrangers ne peuvent faire usage pour le vin, les céréales, les toiles et autres marchandises de poids et de mesures autres que ceux sur lesquels a été portée une marque de la cour sous peine de cent sous soit 5 livres et de la saisie des instruments et de la marchandise. Il est interdit à quiconque sans autorisation du seigneur ou de ses officiers de disposer des retenues dans tout le cours l’Esteron sur lequel porte la juridiction du seigneur au prétexte de ne pas dépeupler la rivière. L’amende s’élève à 5 livres. Il est interdit d’abattre des arbres ou de couper du bois, de ramasser des branches ou des glands et de les sortir du territoire de Gillette sauf à y être autorisé par le seigneur ; les produits sont confisqués et l’amende est de 25 sous. Le septième article concerne les ruches (bruscos abelhatos seu alveos) que personne n’est autorisé à déplacer sans l’accord du seigneur sous peine de 50 sous.
Le sceau des Droits sur la seigneurie 1459
Les trois articles suivants touchent à la propriété. Il est notamment interdit d’occuper et de faire usage de droits et de biens appartenant au seigneur. L’amende est de 10 livres. Il est également interdit de passer par les propriétés du seigneur sous peine de 10 sous. Le 11ème article interdit aux étrangers et aux habitants de Gilette d’occuper les voies (itinera publica vicinalia seu privata claudere rompere et aliqualiter occupare) sous peine de 50 livres ce qui est particulièrement sévère et de l’obligation de rétablir le passage, preuve de l’importance que l’on accorde à la libre circulation des marchandises et des personnes pour favoriser les échanges. L’élevage est abordé une première fois dans les trois articles suivants. Le premier touche au bétail étranger pris en mègerie par des habitants de Gilette qu’il s’agisse de bovins ou d’ovins (quod nulla persona dicti loci de Gilleta cuiuscumque conditionis existat audeat seu presumat ponere et tenere aliquod averium grossum vel menutum extraneum de meyaria). L’autorisation du seigneur ou de ses officiers est obligatoire à l’exception des troupeaux pour lesquels une convention a été conclue entre le seigneur et les habitants de Gilette. La peine comporte une amende de 5 livres et la saisie des bêtes introduites (sub pena pro qualibet persona et vice qualibet solidorum centum et perditionis talis averis sic immissi). De même les habitants de Gilette ne peuvent sortir leurs troupeaux du territoire sans l’accord du seigneur. Enfin aucun étranger ne peut mettre son bétail en pâture dans le territoire de Gilette sous peine de 50 sous. Le seigneur conserve un droit de regard sur les biens des pupilles. Personne, habitant du village ou étranger, ne peut assurer la gestion de leurs biens sans son aval. Le contrevenant encourt une amende de cinquante livres. Nul ne peut recevoir et garder un bien dérobé sans autorisation du seigneur sous peine de confiscation et de 5 livres d’amende.
Deux articles intéressent la sûreté publique : Est punie des fourches patibulaires et de la perte de ses biens toute personne qui apporterait aide et asile chez lui a des rebelles envers le duc de Savoie et le seigneur de Gilette (sub pena furche et omnium bonororum suorum perditionis). De plus ceux qui donneraient assistance à des brigands connus et des meurtriers en les recevant chez eux seraient condamnés à payer 100 livres, somme considérable pour un simple paysan. (quod nulla persona presentis loci de Gilleta audeat seu presumat latrones famosos et homicides in eorum habitationibus seu possessionibus scienter receptare auxilium consilium vel favorem et juvamen prestare sine licencia dicti domini de Gilleta sub pena librarum centum).
Certaines grottes situées sur le territoire de Gilette sont fermées. Il est interdit d’en enlever la clôture ou de la déplacer sous peine d’en assurer la remise en état à ses frais et de payer 25 livres d’amende. Le seigneur est soucieux de la propreté aux abords du château. Il en coûte dix sous au contrevenant et cinq au père lorsqu’il s’agit d’un enfant de moins de quatorze ans qui a déposé des ordures sur la voie publique du lieu dit le Serret jusqu’au pied des escaliers du château du seigneur (quod nulla persona dicti loci vel extranea audat vel presumat facere sordes sive orduras nec etiam ponere in carriera publica dicti loci de Gilleta videlicet a loco qui dicitur lo Serret accendendo sursum usque ad pedem gradarii sive scalerii castri sive fortalicii domini).
En cas de chasse des sangliers et des cerfs, aucune bête capturée ne peut être sortie du territoire de Gilette sans avoir au préalable remis au seigneur la tête avec le pelage, coupée au dessus du cou, et pour les cervidés un cuissot faute de quoi, outre 25 livres d’amende, le gibier est saisi. Le règlement revient sur la question du poisson, importante en raison de son abondante consommation due au nombre élevé de jours maigres imposés par l’Eglise. Tout poisson gros ou petit introduit dans le territoire de Gilette ne peut en sortir sans que le seigneur en soit averti pour qu’il puisse, s’il le souhaite, l’acheter au prix de vente habituel. Cette clause de préemption qui n’apparaît dans le texte que pour le poisson constitue un privilège seigneural parfois étendu comme à Toudon à la totalité des marchandises mais il est certain que cela ne présentait d’intérêt que pour les produits dont le seigneur ne pouvait disposer en suffisance. L’amende élevée, 50 livres sans compter la saisie du poisson, est particulièrement dissuasive.
Le seigneur contrôle la pratique des jeux de hasard (4) jeux de dés et jeux de cartes. A l’amende de 25 sous assez modeste s’ajoute la saisie de l’argent misé (quod persona extranea vel privata cuiuscumque conditionis exitat audeat seu presumat ludere ad taxillos sive ad cartas a leysuche in predicto loco de Gilleta et eius territorio sine licencia dicti domini et suorum officialium sub pena pro qualibet persona et vice qualibet solidorum viginti quinque et amissionis peccuniarum que in talis ludo concurrent).
Le reste du règlement, soit dix articles, traite de la question du bétail qui est l’élément prédominant de l’économie locale. Les bêtes étant livrées au libre pacage, il faut notamment protéger les cultures mais il s’agit surtout pour le seigneur de se préoccuper de ses biens. Nul ne peut sans son accord introduire de bétail quel qu’il soit à l’exception des bœufs de labour dans ses défends appelés lo devens de la clausa. Il en va de même dans le défends dit lo devens del ybac de colla bella de la Saint-Michel au jour de carême (a die sancti Michaellis usque ad diem carnis privi). De plus dans l’un comme dans l’autre des defens il est interdit de ramasser des glands (colligere seu colligeri facere glandes sive glan vulgariter loquendo) à l’exception de deux jours qui ont fait l’objet d’un accord entre le seigneur et les hommes de Gilette. Longue survivance des privilèges seigneuriaux le foulage ne peut se faire qu’avec les juments du seigneur ou avec son accord pour celui qui dispose de son propre bétail mais dans l’un et l’autre cas, moyennant redevance qui constitue une source de profit manifestement importante pour le seigneur tant est dissuasive l’amende de cent livres et la perte des céréales foulées, synonyme de ruine pour le paysan. Nul ne peut faire passer son bétail dans le pré près de la ferme et autres propriétés du seigneur sans son accord (facere passagium vel transitum per pratum dicti domini de Gilleta scitum prope villam et alias quascumque possessiones prope villam et alias quascumque possessiones suas sine licencia). L’amende est de dix sous. Faisant référence à la pratique des femmes qui glanent tout ce qui peut être récupéré sur le territoire, le vingt-neuvième article interdit sans l’accord du seigneur, de cueillir des grappes dans les vignes, des figues, des noix et d’autres fruits dans les arbres fruitiers. De jour il en coûte cinq sous, de nuit vingt-cinq. Nul ne peut laisser des porcs divaguer sans surveillance dans le pré et les jardins près de la ferme du seigneur sous peine de cinq sous par bête. Le pacage du bétail dans les vignes du seigneur au lieu dit lo Vilar ainsi que dans ses autres vignes et vergers est soumis à son autorisation, le contrevenant étant passible de dix sous d’amende ou de l’indemnisation du dommage occasionné par son troupeau. La même peine est appliquée aux troupeaux d’ovins ou de bovins qui pénétreraient dans les prés et défends du seigneur (quod nulla persona extranea seu privata audeat sur presumat ponere aut poni facere seu qualitercumque intrare permittere aliquod averum grossum vel menutum infra prata at devendudas dicti et sub pena solidorum decem aut dampni solvendi per illum seu illos quem seu quos erit talis averis.) Enfin il est interdit de mettre en culture plus de trois années de suite sans autorisation des terres gastes ou défrichées sous peine de 25 sous (quod nulla persona dicti loci vel estranea audeat vel presumat cultivare de terris gastes sive eysartis factis in terra gasta dicti domini ultra annos tres continue sine licencia dicti domini).
Un tiers des délits se solde par des peines inférieures à 1 livre, le plus souvent 5 à 12 sous qui correspondent à la capacité financière des condamnés et traduisent à l’évidence des infractions courantes : vagabondage de bétail, introduction dans les terres seigneuriales, cueillette et glanage, dépôt d’ordures, blasphème. Un autre tiers débouche sur des amendes de 1 à 5 livres déjà élevées d’autant que la saisie des biens en découle. C’est le cas pour les jeux de hasard, la conservation de biens dérobés afin de dissuader le recel et surtout toutes les infractions mettant en péril les intérêts économiques de la communauté et au premier chef les intérêts financiers du seigneur. Il s’agit des poids et mesures afin d’éviter les fraudes commerciales et surtout le contrôle des troupeaux admis sur les terres de Gilette, l’élevage ayant un rôle fondamental dans l’économie de la région. On attache également un intérêt tout particulier aux ruches. Sept articles enfin correspondent à des amendes prohibitives de 25 et surtout de 50 et 100 livres. A 25 livres on trouve la prise de gibier sans remise au seigneur de sa part et la destruction de clôtures de grottes, à 50 livres la gestion des biens des pupilles, l’entrave à la circulation et l’atteinte au droit de préemption du seigneur dans la vente de poisson, à 100 livres la contravention au monopole du seigneur sur le foulage des grains et, concernant la sûreté publique, le recel de malfaiteurs et des meurtriers, le recel de rebelles étant passible de la fourche patibulaire et de la perte de tous ses biens.
Il est certain que si quelques articles permettent de sauvegarder les intérêts généraux des habitants de Gilette, l’immense majorité ne vise qu’à protéger les intérêts personnels du seigneur qu’il s’agisse de la préservation de ses biens, de ses récoltes et de ses droits banaux. Mais ceux-ci paraissent déjà amoindris : pas de mention de corvée, de service militaire, de droit pour fours et moulins, sur les mutations de biens par exemple. Le document reflète plutôt une main-mise sur la vie communautaire sous le contrôle étroit de sa cour qui exerce la basse justice. S’il ne dit rien d’une éventuelle organisation communautaire, le texte y fait néanmoins allusion en évoquant l’existence d’accords avec les habitants de Gilette à propos de la mégerie des troupeaux (in conventione inter dictum dominum de Gilleta ex una et homines dicti loci comprehenso et declarato).
En cette fin de Moyen Age que sont devenus les habitants de Toudon ? A l’occasion de transactions successives la seigneurie est passée de la tutelle de la famille de Grasse aux Grimaldi de Beuil, Ludovic de Grasse l’ayant cédée à Honorat de Beuil (acquisivit omnem jurisdictionem locum homines castrum et totum territoriam quam et quod habet). Une fois la vente consignée par Jacques Malbequi notaire à Villars, le nouveau seigneur exige des habitants de Toudon qu’ils prêtent l’hommage et le serment de fidélité (5). Le 25 août 1504 la cérémonie revêt un aspect solennel. Chacun des hommes de Toudon, tour à tour, s’agenouille devant le seigneur qui trône et lui prête serment sur l’Evangile, tenant ses mains dans les siennes et lui baisant les pouces (Ipsi homines existentes ante presentiam et conspectum dicti magistri domini redentis supro quoddam scamnum sustentes genibus flexis tenentes manus inter manus dicti magistri domini super sacrosantis scripturis eius pollices deosculendo unus post alium homagium et fidelitatis debite juramentum prestiterunt et quilibet eorum prestitit). La manifestation d’obéissance et de soumission préalable à la reconnaissance de droits éventuels donne toute sa force à la tutelle du seigneur qui consent ensuite à leur reconnaître certains droits. Quels sont-ils ? En premier lieu les habitants sollicitent de leur seigneur le privilège d’élire un des leurs le jour de la Saint-Michel pour remplir la fonction de baile et que le seigneur soit tenu d’accepter qu’il remplisse cette fonction. (petunt requirunt prefati homines et subdicti quod placeat eidem magistro domino concedere eisdem hominibus presentibus et futuris et eidem dare in privillegium perpetuum quod possint et valeant ipsi homines et subdicti anno quolibet in die sancti Michaelis elligere unum hominem de dicto loco quem voluerint et quod ipse magister dominus illum sic ellectum et eidem domino presentatum tenatur et debeat aceptare in baiulum dicit loci pro anno). Le seigneur n’entend pas se laisser imposer une telle exigence et ne consent qu’à l’élection de trois hommes loyaux parmi lesquels il en choisit un comme baile. En second lieu les hommes de Toudon demandent que le seigneur reconnaisse tous les privilèges octroyés par leur prédécesseurs (privillegia, capitula et libertates) se référant expressément au compromis de 1280 qui, sans doute, constituait une avancée par rapport à des époques de servage mais n’en restait pas moins particulièrement contraignant et soumettait les habitants de Toudon à des lourdes sujétions. Si ce texte n’a pas subi d’évolution, ce qui reste possible, car la teneur n’en est pas reprise, ce n’est pas sans un certain cynisme que le rédacteur attribue aux habitants le souhait de s’y référer étant tout disposés à l’approuver (quam ipsi homines parati sunt approbare et rattificare). Evidemment le seigneur acquiesce à une demande qui est particulièrement avantageuse pour lui. Les hommes demandent toutefois, nonobstant ladite sentence qui leur impose notamment l’utilisation des juments du seigneur pour le foulage, à pouvoir se servir de leurs bœufs et de fléaux. Le seigneur ne fait guère qu’une concession de pure forme en l’accordant puisqu’une opération de foulage, la meilleure devra obligatoirement se faire avec les juments du seigneur et il faudra payer à raison de 23 setiers sur lesquels le seigneur en aura un. Les habitants de Toudon obtiennent l’amnistie des condamnations mais cette disposition ne fait que correspondre à l’usage pour l’avènement d’un nouveau seigneur. En réalité face à un seigneur puissant le sort des habitants n’évolue que très lentement. Il faut des circonstances favorables pour que le rapport de force s’inverse. C’est le cas par exemple de Levens. Profitant des troubles en 1388, les habitants se donnent à Jean de Grimaldi de Beuil pour échapper à la sévère tutelle de Hugo Riquieri, qui a adhéré au parti d’Anjou. Bénéficiaire sans le moindre coût, Jean de Grimaldi a tout intérêt à octroyer quelques avantages pour s’attacher les faveurs de ses nouveaux vassaux. Ainsi ils sont exonérés de l’imposition de 110 florins qu’ils devaient payer chaque année à la Toussaint. Ils seront consultés sur la vente, la location de pâturages et l’introduction de troupeaux étrangers. Le droit de mouture est ramené du seizième au vingt-quatrième des quantités de blé broyé. Le seigneur ne pourra condamner à l’extradition du territoire un habitant qui aurait commis un délit. Le seigneur garde néanmoins de multiples revenus tirés des droits de four, de ban, de mouture et de trézain sur les mutations de bien. Lorsqu’après la mort de Pierre de Grimaldi, les habitants renouvellent l’hommage envers son héritier Louis de Grimaldi en 1475 (6), la communauté a encore plus fortement affirmé son autonomie de gestion : les habitants se réunissent en conseil et élisent chaque année à la Saint-Michel un baile et trois syndics, ils ont des officiers pour régler les affaires de la commune, tiennent pour les besoins de la population le commerce de la viande, du vin et du pain. Ils assurent même qu’ils ont obtenu de Barnabé d’être libres de ne plus utiliser les chevaux du seigneur pour le foulage.
L’évolution met donc progressivement en place une gestion communautaire qui s’émancipe du pouvoir seigneurial. Le morcellement des seigneuries à l’occasion des successions et des ventes et l’éloignement des seigneurs favorisent également ce processus dont certaines communautés rurales, pauvres et isolées ne bénéficient encore que très timidement à la fin du Moyen Age.
Histoire de Toudon
De Jean-Bernard LACROIX Archiviste-paléographe, directeur des Archives départementales des Alpes-Maritimes (en 1996)
Bibliographie
(1) ADAM Ni mazzo 54 Toudon 1 le texte en latin a été publié dans, Trésors d’Archives, Nice, 2005, pp. 85-89
(2) ADAM E 97/1 AA2 voir également sur les privilèges notamment commerciaux de la communauté au Moyen Age E 97/1 AA3 à 16
(3) E 41/1 AA1. Le parchemin porte au dos en provençal l’intitulé « las cridos » c’est-à-dire le ban
(4) le texte latin comporte le terme provençal « leysuch » pour a l’eisuch (à l’insu) juec a l’eisuch : jeu de hasard
(5) ADAM Ni mazzo 54
(6) ADAM E 29 AA4